Qui n’a aperçu à l’entrée du port ce grand gaillard barbu, aux mèches blanches quelque peu récalcitrantes, au visage buriné, torse nu ou portant une éclatante chemise à fleurs polynésienne ? Le plus souvent allongé sur un banc, il semble observer dans la plus parfaite indifférence l’agitation qui l’entoure, tout à son art de profiter à moindre coût, du temps qui passe au soleil des tropiques, « sous le soleil exactement».
Yann, 56 ans, originaire de Hambourg, maçon de son état a humé un jour l’air du large et a décidé de larguer les amarres. Depuis 2003, il a bourlingué de Santiago du Chili à Rapa Nui puis Papeete et Sydney en passant par Auckland. Dès 1973, il avait pris goût au voyage et avait parcouru l’Europe en chemin de fer, grâce à un tarif forfaitaire de la SNCF pour les jeunes. En cas de nécessité, il vit de petits boulots : Jardinier au Chili, manœuvre portuaire à Valparaiso, guide touristique à l’Ile de Pâques. Il a appris le français à l’école et parle couramment l’allemand, sa langue maternelle et l’anglais, ce qui lui facilite la communication.
Au Chili, où il a séjourné 2 ans, on lui avait vanté la douceur de vivre en Nouvelle-Calédonie et la lecture de quelques brochures a fini par le séduire. Arrivé le 6 novembre 2009, il y a environ 16 mois, sa première impression est plutôt mitigée. L’accueil à Tontouta ne correspond pas à l’image qu’il se faisait : des bâtiments sans originalité et un contact administratif, anonyme et froid, très éloigné des prospectus touristiques. Contrairement à Tahiti où l’accueil des touristes est une tradition, la Nouvelle-Calédonie lui semble très en retrait en regard des ambitions affichées en matière de développement touristique.
Une autre surprise l’attend : la cherté de la vie. Dans les restaurants qui tentent de drainer les touristes, la moindre pizza peut s’élever à 4000 francs et un expresso à 700, et même les prix dans les magasins sont sans commune mesure avec la valeur des marchandises et les prix pratiqués dans d’autres pays. Seuls des touristes fortunés peuvent se permettre de se rendre et de séjourner en Nouvelle-Calédonie, mais compte tenu de l’accueil, il n’est pas surprenant qu’ils choisissent d’autres destinations comme la Vanuatu ou Fidji.
Depuis son arrivée, il a constaté que la Calédonie est un pays riche. Il suffit pour s’en persuader de considérer le nombre de bateaux dans les marinas ou les voitures qui circulent. Mais paradoxalement c’est aussi un pays qui a accumulé un retard considérable en matière de constructions ou d’urbanisme : certains bâtiments administratifs sont vétustes ou implantés de façon anarchique, de nombreux réseaux d’eaux usées sont dirigés directement dans la mer, l’état des routes est inadapté et les trottoirs souvent inexistants ou impraticables, notamment en cas de forte pluie. Sous certains aspects, Nouméa ressemble à certains centres urbains du Congo ou de Haïti. La perspective des Jeux du Pacifique semble motiver les autorités à investir dans les infra structures, mais on peut s’interroger pourquoi il a fallu attendre un tel évènement ? Les sommes colossales d’argent dont la Nouvelle-Calédonie a bénéficié depuis de nombreuses années, grâce au nickel ou à ses relations avec la France, ont visiblement davantage profité à quelques intérêts particuliers, ou de groupes puissants plutôt qu’à améliorer les équipements d’intérêt général et le quotidien des populations.
Il a eu l’occasion de se rendre au Mont Dore, où il n’était visiblement pas bienvenu. A l’Anse Vata où il se promène parfois, les gens se montrent parfois distants voire agressifs. Bien plus que Tahiti, Nouméa a conservé une mentalité de « petite France » du Pacifique. Il a plutôt apprécié l’Ile des Pins où il a fait un bref séjour, d’autant qu’il a sympathisé au port avec un Kunié, qui l’a invité à passer le Nouvel An chez lui à Nouméa. C’est avec les dockers, kanak ou tahitiens, qu’il a pu communiquer le plus facilement sans pour autant prendre la direction de la brousse ou des îles pour les rencontrer.
Au Café Chrétien, où il prend ses repas, il lui arrive de lire le journal ou de regarder la TV, il suit non sans amusement les innombrables débats sur le drapeau. A Tahiti, à l’aérodrome de Faa flottent depuis longtemps 2 drapeaux, le drapeau tahitien et le drapeau français, ce qui ne semble poser de problème à personne. Il avoue avoir du mal à comprendre comment des élus peuvent passer autant de temps et dépenser autant d’énergie en bavardages stériles alors que le Pays a accumulé un retard considérable dans de nombreux domaines.
Sur l’évolution du Pays, il est un peu dubitatif. Il esquisse un sourire en rappelant que Sarkozy a envoyé Fillon pour hisser le drapeau kanak et qu’il envisage de venir plutôt pour les Jeux du Pacifique. Beaucoup de gens profitent des retombées de la présence française, y compris parmi les kanak et il est fort probable qu’une indépendance fera inéluctablement baisser son niveau de vie.
En 2003, il était à Sydney, quand il y a eu des records de chaleur déclenchant de gigantesques incendies. Depuis son arrivée, face au port, il voit tous les jours s’échapper les sinistres volutes de fumée de Doniambo. La pollution atmosphérique, le trou dans la couche d’ozone et le dérèglement climatique auquel la Nouvelle-Calédonie contribue fortement avec ses usines métallurgiques et ses centrales thermiques lui paraissent un sujet de préoccupation autrement plus sérieux, car il pourrait bien mettre en péril les équilibres naturels, et menacer à terme à l’échelle de la planète, la sécurité alimentaire et donc la survie des hommes.
Toujours célibataire, Il pense rentrer prochainement en Allemagne, pour y revoir son père qui a 89 ans, mais il songe d’ores et déjà à son prochain voyage au Chili, pour y retrouver le soleil des tropiques qui y fait murir des raisins produisant des vins délectables. Le lézard est en Nouvelle-Calédonie un personnage mythique. Yann, par son mode de vie atypique, loin des courses folles d’une société en proie à la frénésie de la consommation et du confort matériel, nous invite à renouer avec la sagesse du lézard : la quête des plaisirs de la vie à travers une sobriété assumée.
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