Après trois quart d’heure de bateau, le long de la Côte Sud Est de la Grande Terre, nous arrivons à la Pourina. A peine avons-nous touché terre qu’une silhouette surgit entre les cocotiers. Damien n’a pas changé. Son tricot délavé, l’étoffe qu’il porte en guise de pagne, ses longs cheveux châtains bouclés flottant au vent, sa barbe en broussaille, son regard vif lui donnent une allure de Robinson des Mers du Sud.
Damien vit sur une propriété de 25 hectares, en bord de mer, située à 35 kilomètres de Yaté, entre Unia et Ouinné. Pour y accéder, la façon la plus ordinaire consiste à se rendre en voiture jusqu’au bout de la route après la tribu d’Unia, puis on longe la côte en bateau sur environ 12 kilomètres ou on marche sur le platier à marée basse jusqu’à l’embouchure de la Pourina. La propriété se situe dans la seconde baie après l’embouchure de la Pourina, à 5 kilomètres environ du Cap Tonnedu, qui marque la limite avec la baie très profonde de Ouinné au fond de laquelle se tapit le village minier de Montagnat. Les premières habitations sont distantes de la Pourina d’une dizaine de kilomètres à vol d’oiseau : Unia au sud et Ouinné au nord. L’endroit est exposé aux vents dominants du Sud- Est, ce qui rend l’accès périlleux par mauvais temps.
La Pourina est une étape obligée pour les marcheurs intrépides qui rallient Yaté à Thio, par la « Côte Oubliée » et qui passent par Ouinné, Kouakoué, la Ni, Ngoye, Borindi et Port Bouquet. Mais on peut aussi accéder à la Pourina à pied par le Parc naturel de la Rivière Bleue, à partir du gué de la Pourina, à travers le Chaîne, en longeant la Poudjémia par une ancienne piste de prospection très dégradée sur environ 50 kilomètres. La végétation dominante de cette région du « Grand Sud » est le maquis minier, mais il subsiste aussi d’importants lambeaux de forêt tropicale humide sur les plateaux ou le long des rivières, ainsi que des forêts côtières dans les baies au bord de la mer.
Au fond d’une vallée, couverte de forêt, la propriété est bordée d’une plage de chrome de fer qui fait un kilomètre de long, entre deux pointes qui fixent les limites. A l’une des extrémités, une avancée rocheuse formant à marée haute un petit ilot donne à la baie un caractère particulièrement pittoresque. Entre deux récifs de terre, qui servent de refuge aux poissons, aux crustacés et aux coquillages, un chenal permet aux embarcations d’accoster.
Un creek intarissable, la Porivoua traverse la propriété, ce qui est pour une habitation permanente un atout indispensable. Une cocoteraie s’étend sur environ 8 hectares de zone maritime. Trois à quatre hectares ont été défrichés et servent aux cultures vivrières.
Une maison de 80 m2, en pierre de rivière, bois et tôles, en une seule pièce abrite la cuisine, la chambre d’hôtes, le salon, lieu de méditation et de lecture par mauvais temps. Au centre de la maison, les flammes d’un foyer lèchent des marmites de fonte posées sur des rails. Une véranda sert de salle à manger et d’atelier. Elle donne sur un jardin où poussent pèle mêle d’innombrables arbres fruitiers, avocatiers, citronniers, arbres à pain, bananiers, palmiers, lianes, plantes aromatiques, des fleurs et des légumes. A une dizaine de mètres, au cœur du jardin se dresse le cône majestueux d’une case en paille. A ses côtés, une autre petite case fait office d’appentis où sont entreposées les ignames. Dans une baraque en ôles noircies, on aperçoit une construction en pierres et en argile, en forme de voûte où les poissons sont fumés pour les conserver, car il n’y a ni électricité, ni frigo. Un peu plus loin, un poulailler entouré d’un grillage renferme une vingtaine de poules et de canards. Sur le front de mer, dans la cocoteraie, quatre chèvres attachées à un pieu, broutent paisiblement.
Depuis plus de 10 ans, Damien vit sur cette propriété, parfaitement intégré à ce microcosme. Arrivé un peu par hasard, il s’y est enraciné, il en connait les moindres recoins et a fini par s’y attacher. Il sait nommer la plupart des espèces végétales et animales terrestres et marines, qu’il identifie avec précision et qui partagent son univers. Il veille à ne pas perturber le fragile équilibre qui fait de ce bout de terre isolé, perdu au milieu de nulle part, un petit bout de paradis, une oasis de vie.
Tous ceux qui ont approché Damien, ceux qui l’ont rencontré, ne peuvent s’empêcher de se poser ces questions. Que fait cet homme de 42 ans dans ce coin au fond de la forêt, à des dizaines de kilomètres de tout endroit « civilisé » ? Quelles sont les circonstances qui l’ont conduit à la Pourina et quelles sont ses motivations pour y être resté plus de 10 ans ? Comment se situe-t-il par rapport à ses congénères ? Quelles sont ses attentes, ses espoirs, en un mot sa conception du monde et de la vie et quelle est sa vision de l’avenir ?
A la nuit tombée, quand le kava est prêt, nous nous installons dans la case, sur les nattes autour du feu et Damien se met à parler. Dehors, le temps est à la pluie et on entend, sur la grève, les vagues se briser inlassablement.
Damien est né en 1959 dans un petit village du Bas Médoc, une région de marais et de palus à une centaine de kilomètres de Bordeaux. C’est un village de paysans à 5 kilomètres de l’Atlantique et qui ne bénéficie donc pas comme Soulac ou Montalibet de ressources touristiques. On y pratique l’élevage de vaches hollandaises et le village tire l’essentiel de ses revenus de l’exploitation du bois de pins.
Ses grand- parents paternels, il les a toujours connus retraités. Son grand père était cantonnier, sa grand- mère, femme au foyer. Sans être rétrogrades, ils étaient très attachés à leurs habitudes. Ils faisaient leur jardin, s’occupaient de leur poulailler. Leur passe-temps favori était de compter les voitures qui passent, installés sur leur terrasse. Il y a dix ans, il en passait trois par jour, hier il en est passé 127, et leur vie s’écoulait ainsi tranquillement.
Ses grand parents maternels habitaient dans l’Yonne. Ils étaient plutôt citadins. Son grand père a travaillé sur des chantiers en Afrique du Nord, en Espagne, en Afrique noire. Il a vu du pays. Damien s’entendait bien avec lui, c’est lui qui l’a initié à la pêche à la ligne, aux brochets, aux gardons, aux tanches, dans les rivières et les lacs.
Ses parents étaient tous deux instituteurs, et de ce fait, il a passé une grande partie de son enfance dans une école. Son père, en instituteur consciencieux passait son temps à rédiger le journal de classe, à préparer ses leçons, à corriger ses cahiers, dans sa salle de classe. Il n’était jamais à la maison. Quand les choses ne correspondaient pas à ce qu’il souhaitait, il lui arrivait de s’emporter et de châtier sévèrement ses enfants. Sa mère était perfectionniste : tous les bibelots étaient toujours bien propres à leur place. Sur le plan matériel, Damien n’a jamais manqué de rien, et pourtant, il avait le sentiment d’un grand vide. Tout était toujours implicite, il n’a jamais eu avec ses parents de discussion sur la sexualité ou Dieu et il a donc entretenu avec ses parents des rapports plutôt distants, superficiels et conventionnels.
De sa famille, il garde le souvenir d’un personnage sortant du commun, son oncle Jean. Un jour, celui-ci a tout plaqué, sa femme qui était employée de banque manucurée, maquillée, bien sapée et accrochée à l’argent. Il s’est mis avec une femme du genre baba cool et a construit un bateau en fibrociment pour entreprendre le tour du monde. Il a beaucoup travaillé et quand le bateau était fini, il s’est payé des vacances à Majorque ou Las Palmas. Il a eu un infarctus et il est mort à 35 ou 37 ans.
Il a effectué sa scolarité primaire dans l’école de ses parents. Comme il savait lire à 4 ans, sa mère a décidé de lui faire sauter une classe, et dès cette époque, il rêvait de passer sa vie en compagnie de sa copine Isabelle, comme Tarzan, au fond d’ une forêt tropicale.
Son passage au collège à Soulac a été un choc : il fallait joueer des coudes pour monter dans le car ou se rendre à la cantine. Très tôt, il a été repéré pour ses compétences en mathématiques, par un professeur qui l’a initié à l’aéromodélisme. Celui-ci a convaincu ses parents de l’envoyer sans tarder au lycée à Bordeaux. Il s’est donc retrouvé très jeune interne au lycée Louis Victor Talence, dans un vieux bâtiment avec du salpêtre aux murs et à la tuyauterie apparente, qui n’avait pas changé depuis que son père y avait été lui-même interne.
Il se levait tous les lundis à 4 heures du matin pour prendre le car et sa mère lui faisait cuire un œuf sur le plat, mais il n’osait pas lui dire qu’il n’aimait pas ça. Il se trouvait perdu au milieu de la foule anonyme du lycée au point de faire des cauchemars : il se voit encore chercher sa salle de cours au fond d’interminables couloirs, dans des bâtiments immenses. Quelques écarts de conduite lui ont valu une orientation dans le technique après la troisième. Pendant les heures d’étude, il passait son temps à écrire d’innombrables lettres d’amour à Mareka, l’une des trois filles de sa classe. Il a réussi son bac à 17 ans, sans trop travailler et a été admis à math sup. Ses professeurs étaient des antiquités : depuis plus de 15 ans, ils écrivaient les mêmes cours au tableau. Il fallait parfois qu’un redoublant leur signale qu’ils avaient sauté une ligne. En mathématiques, ils se lançaient dans des démonstrations que seuls les 5 premiers de la promotion étaient en mesure de comprendre. Les autres, ils les considéraient de façon condescendante en leur disant : « Mes pauvres enfants, qu’allez-vous devenir ? »
Il a arrêté ses études et comme il était en froid avec ses parents, il a dû se débrouiller pour trouver de l’argent, de façon plus ou moins légale. Il est tombé sur une bande de copains qui l’ont initié à la loubardise. Il faisait de petits boulots, barman, livreur de pain, saisonnier dans une exploitation agricole, ou en pillant les parcmètres. Pendant que ses copains préparaient assidûment leurs concours aux grandes écoles, lui passait son temps avec son copain Thierry, en concours de pétanques, à séduire les filles en minijupes de cuir. Il y avait déjà la pilule et pas encore le sida. Quand ils rentraient ensemble vers 4 heures du matin, ils passaient par la place des Capucins et allaient boire un café au marché aux poissons. Cet endroit rappelait à Therry la Nouvelle-Calédonie, où il avait passé son enfance.
Dès que Thierry eut obtenu son monitorat de tennis, il s’est rendu dans une agence de voyage, a pris un billet d’avion pour Nouméa et a encouragé Damien à l’y rejoindre. Thierry gagnait sa vie en donnant des cours de tennis, discipline où il s’est distingué puisqu’il a été champion de Nouvelle-Calédonie. Mais sa passion était la mer et la plongée et dès qu’il en a eu les moyens, il s’est acheté un voilier pour faire du charter.
C’est ainsi que Damien a débarqué à Tontouta, avec 20 000 CFP en poche. Il a trouvé un poste de remplaçant dans un établissement scolaire à Païta, où il a enseigné les mathématiques pendant un an. Il s’est mis ensuite au chômage et a subsisté avec ses économies pendant plusieurs mois. Entre quelques expériences à base de champignons hallucinogènes, il a passé son temps à lire de nombreux ouvrages sur le bouddhisme, l’ésotérisme et le yoga qui a été pour lui une véritable révélation.
En 1984, arrivé au bout de ses économies, il a trouvé refuge à la Vallée des Colons, chez Jean-Louis, l’un de ses amis, qui cultivait des orchidées « in vitro », compétence qu’il était à peu près le seul à maîtriser à l’époque sur le Territoire. Botaniste autodidacte, Jean Louis nourrit une véritable passion pour la flore et la faune endémique de Nouvelle-Calédonie. C’était l’époque des évènements et du couvre-feu sur Nouméa. Malgré des CRS à chaque carrefour, ils se faisaient régulièrement cambrioler. Comme l’ambiance à Nouméa se faisait de plus en plus pesante, ils ont décidé de s’échapper de la ville et de se rendre, par les Dzumacs, au village minier de Ouinné, qu’ils avaient repéré sur une carte et qu’ils croyaient abandonné.
La randonnée a été épique. Surpris par une dépression et la montée de la rivière, ils ont été bloqués dans la forêt et ils ont été contraints de dormir dans des hamacs sous des bâches. Après avoir épuisé leurs provisions, ils ont atteint Ouinné après 6 jours de « galère ». Alors qu’ils s’imaginaient trouver un campement désaffecté, ils ont eu la surprise de découvrir un véritable village, avec un aérodrome, un héliport, une école et un magasin. Ils y ont rencontré le vieux Georges Montagnat, « le boss », qui leur a raconté ses débuts, à la mine, quand il prospectait dans la région, armé d’une pelle et d’une pioche et qu’il dormait sous son camion avec sa femme. Il les a invités à passer quelques jours à Ouinné où ils ont appris qu’à Kouakoué vivait un vieux calédonien, Jeannot qui gardait des cochons.
De retour à Nouméa, ils ont vendu tout ce qu’ils avaient, ont acheté le matériel de première nécessité que Robinson a été bien content de trouver après son naufrage : tamioc, scie, marteau, clous, bâches, cordes et matériel de pêche. Ils ont affrété un hélicoptère qui les a déposés dans la forêt, à proximité de la mer, non loin de Kouakoué. Ils ont commencé à défricher une clairière, coupé des rondins, épluché des troncs, découpé des tenons et des mortaises pour construire leur maison, qu’ils ont couvert avec des feuilles de cocotiers. Mais ils l’avaient conçue trop grande, avec un toit trop plat. Ils ont rencontré Jeannot qui leur a appris à planter le manioc, à choisir les cocos pour la cuisine, à pêcher des picots, des gestes qui allaient être déterminants pour leur survie. Dans leurs conversations au coin du feu, Jeannot n’a pas manqué d’évoquer la Pourina, où il avait séjourné de nombreuses années où on trouvait selon lui des cailloux de toutes les couleurs, des orangers qui croulaient sous les fruits et des récifs « damés » de picots.
Les bruits les plus divers circulaient à leur sujet : c’était sûrement des pédés ou des drogués…Ils ont eu la visite des gendarmes et même de la marine, qui les soupçonnaient d’être des agents de Kadafi ou des mercenaires papous impliqués dans des trafics d’armes au profit des kanak. Au bout d’un an, à force d’entamer d’innombrables projets, sans jamais en finir aucun, Damien a décidé de se rendre à Pourina où quelques- uns de ses copains envisageaient d’organiser des randonnées équestres à travers le Chaîne.
Damien est donc arrivé à la Pourina, par un concours de circonstances. Au départ, il cherchait surtout à fuir Nouméa où il trouvait les gens inutilement compliqués et peu efficaces et qui n’avaient aucun attrait pour lui. Il marche à l’intuition. A Pourina, il a trouvé la vie belle, il a estimé qu’il avait beaucoup de choses à y apprendre, sur les plantes, sur les cultures et les poissons, et depuis, il y mène une vie simple. Il sait que s’il veut manger du manioc, il faut qu’il plante du manioc, s’il a envie de poisson, il doit aller à la pêche, si le poulailler s’écroupe, il faut en construire un nouveau. Il plante l’igname, le récolte, le fait cuire pour le consommer. Il plante son café et quand il le boit, il est content parce qu’il trouve que son café a du cœur. Dans le jardin il a décidé de limiter le nombre de plantes parce qu’il y a des plantes pour lesquelles il éprouve de la sympathie. Il passe un peu de temps au jardin, mais pas trop. Le temps qu’on passe à faire une chose, on ne le passe pas à en faire d’autres. Il y a pourtant des centaines de choses possibles qu’on ne fait pas.
Le matin, il se lève, fait son yoga, mange une papaye, nourrit ses poules et déplace ses biquettes, puis il fait ce qui lui plaît. Il travaille trois heures par jour et dépense moins de 50 000 CFP par an. Pourtant il estime vivre dans un luxe inouïe. Quand il jette un poisson dans la poêle, il arrive qu’il tape encore de la queue. Même un milliardaire n’a pas forcément cette chance. Il vend quelques cocos gravés, des œufs, du mile et des vanilles pour se procurer l’argent dont il a besoin. L’argent, quand il en a, il l’utilise de façon parcimonieuse ou il en fait cadeau. Il n’y a pas de magasin à Pourina. Un équilibre se crée, les besoins diminuent. Des produits de consommation courante à Nouméa deviennent à la Pourina le prétexte d’une véritable fête quand quelqu’un en apporte.
La simplicité de la vie lui procure une forme de simplicité dans la tête. Sa richesse ne tient pas aux sous qu’il possède, mais à la richesse intérieure qu’il cultive, et aux cadeaux qu’il peut faire. Il n’a pas d’horaire ni de patron, il n’a qu’une seule contrainte, celle d’être l’esclave de sa liberté. Il a choisi un mode de vie qui correspond aux traits saillants de son caractère. Il estime avoir acquis à la Pourina une forme de pragmatisme qui lui permettrait de s’adapter n’importe où dans le monde, à New York comme en Afrique.
A Nouméa, on peut croiser 3000 personnes sans la journée, on dit bonjour à une vingtaine et on ne parle vraiment à personne. A la Pourina, quand quelqu’un vient, la conversation s’engage immédiatement et parfois on aborde des sujets de fond. Il y a parfois des questions auxquelles on répond deux heures après, ou deux ans après. On n’a pas la même notion du temps. Dans de longues périodes de solitude, la moindre visite est une fête, mais il passe en général assez souvent des gens et de ce fait, il ne se sent pas vraiment seul. Cet arbre, c’est un tel qui l’a planté. Tout ce qui l’entoure lui rappelle des gens.
Même si les filles ont suscité chez lui une véritable frénésie, il n’a jamais songé à se marier, car il n’a pas trouvé la femme avec laquelle il souhaitait s’engager pour la vie et avoir des enfants. Celles qu’il a fréquentées récemment lui ont demandé de choisir : soit elle, soit la Pourina. Il a invariablement choisi la Pourina. Aucune n’aurait accepté de partager durablement la vie qu’il avait choisie.
Avoir des enfants est également difficilement compatible avec sa vie à la Pourina. Kalil Gibran dit dans « Le prophète » : « Vos enfants ne sont pas vos enfants. Ce sont des enfants que la vie se donne à elle-même. Ils passent à travers vous mais ne sont pas à vous ». Les enfants des autres lui suffisent amplement.
C’est par les enfants qu’on perd sa liberté. Si on veut envoyer ses enfants à l’école, il faut commencer par payer le car. Il aurait d’ailleurs probablement refusé d’envoyer ses enfants à l’école, parce qu’il aurait tenu à assurer lui-même leur éducation. Il leur aurait appris des choses qui ne se trouvent pas dans les livres et aussi des choses qu’on trouve dans les livres, mais il n’aurait pas employé les méthodes en usage à l’école.
Aujourd’hui le monde est d’abord fait pour les voitures ensuite les dossiers. Les enfants arrivent bien après. Si les enfants pouvaient accompagner leurs parents au travail pour regarder comment ça se passe, ça changerait le monde. Le monde est fait pour les adultes. Quand on rentre dans une salle de classe, on s’aperçoit que tous les bureaux sont pareils et quand on regarde les enfants, on constate qu’ils sont tous différents. Pour des enfants qui ont l’habitude de marcher pieds nus au fond de la brousse, l’obligation de porter des chaussures est une aberration.
Il aurait peut-être aussi refusé de les vacciner et si par malheur l’un d’eux était mort, tout le monde l’aurait considéré comme coupable. Il y a 50 ans, toutes les familles avaient une moyenne de 8 enfants et il n’était pas rare que 2 ou 3 meurent. La mort faisait partie de la vie. Maintenant les gens ne veulent plus mourir.
La finalité en matière d’éducation est évidemment que les enfants sachent se débrouiller tout seul à n’importe quel moment de leur vie. Damien a le sentiment qu’en tant qu’être humain, il est son propre enfant et essaye de s’accoucher lui-même avant de donner la vie.
Un jour, au cours d’une conversation, quelqu’un lui a posé la question : « Damien, est ce que tu fais de la politique ? » Et le dialogue se poursuit ainsi :
Ma vie entière, c’est de la politique. Le matin, je me réveille et je commence à faire mon jardin devant ma porte.
Mais la politique, c’est conduire les affaires de la Cité !
Je t’ai dit que je commence le jardin devant ma porte, mais je ne t’ai pas dit où je m’arrête
Son combat politique, c’est d’aller le moins possible au magasin. C’est sa façon de s’opposer à la mondialisation. On rétorquera que tout le monde n’est pas en mesure d’en faire autant et Damien n’a pas la prétention de s’ériger en modèle. Toutefois, il fait la démonstration au quotidien, qu’on peut vivre autrement.
On n’est pas obligé de travailler 8 heures par jour pour payer indéfiniment des crédits et des factures. Les gens qui sont au chômage se plaignent de ne pas avoir de travail. Quand on leur en donne, ils se plaignent des conditions de travail, des salaires, ils réclament des primes de Noël et ils se mettent en grève. N’importe qui peut constater que celui qui gagne 100 000 CFP par mois, tout comme celui qui gagne 300 000 à la fin du mois, il n’a plus rien. Lui cultive son champ de manioc, met son manioc dans la marmite et à la fin du mois, le banquier ne lui envoie pas des lettres barbouillées en rouge, lui annonçant que son compte est à découvert.
La lutte des classes, c’est une histoire de troupeau, tout comme la religion qui parle des brebis du Seigneur et du Bon Pasteur. Quand les gens auront fini de se comporter de façon grégaire et que les individus vont prendre leur responsabilité personnelle, quand ils vont vraiment prendre en main leur vie et leur destin, le monde va changer. En ce moment on est dans une civilisation de l’irresponsabilité. On consomme n’importe quoi, mais ce n’est pas grave, car il y a des médecins pour nous guérir. On fonce en voiture et on provoque un accident, ce n’est pas grave, le chirurgien va réparer le bonhomme, le mécanicien va réparer la voiture et c’est l’assurance qui paie. Même la vie humaine a un tarif. Si on tue quelqu’un, l’assurance applique le barème et ça se règle à l’amiable. Les gens peuvent tomber malade, l’assurance les paie à ne rien faire. Même ceux qui sont en bonne santé et qui voient les autres payés à ne rien faire finissent par tomber malade. C’est un réflexe humain que l’on trouve aussi à l’échelle familiale. On n’a plus le sens des responsabilités et on s’étonne du trou de la sécurité sociale.
Pour illustrer son propos, avec un sourire énigmatique, il se mit à raconter les trois histoires suivantes, dont voici la première :
Un scientifique met un rat dans une cage et il fixe une manette au bout d’un labyrinthe. Pendant 5 minutes, le rat va explorer le labyrinthe, il appuie sur la manette et il a la surprise de découvrir un morceau de fromage. La seconde fois, il met 2 minutes pour effectuer la même manœuvre et au bout de quelques temps, en 10 secondes, il parvient à la nourriture. Quand il a bien mangé, il se met dans son nid et fait la sieste. Le scientifique dit à son assistant : « Vous avez vu comme le rat est intelligent ? Il ne met que 10 secondes pour appuyer sur la manette ». Ils mettent une compagne dans la cage du rat qui s’adresse à elle : « Tu as vu comme les hommes sont intelligents ? Je les ai bien dressés. A chaque fois que j’appuie sur la manette, ils me donnent à manger. » Selon la perspective où on se place, le même évènement n’a pas du tout la même signification.
Voici maintenant la seconde histoire : Le scientifique est un malin. Il s’arrange pour que la nourriture ne tombe pas au bout de 10 secondes, mais au bout de 20 secondes. Le rat sort de son nid comme d’habitude. Il appuie sur la manette mais rien ne se passe. Il commence à tourner en rond, à taper un peu partout, à s’énerver, à repartir dans son nid, puis il recommence, mais ça ne marche pas. Au bout d’un moment, il fait 2 pirouettes, 3 vrilles, 3 petits bonds, il met exactement 20 secondes et ça marche. Il appuie sur la manette et la nourriture tombe. Il retourne dans son nid, et quand il a faim, il recommence : 2 pirouettes, 3 vrilles, 3 petits bonds et ça marche. Il va continuer ainsi alors qu’il aurait aussi bien pu attendre tranquillement dans son nid que les 20 secondes s’écoulent, mais il est persuadé que les pirouettes, les vrilles et les bonds sont le secret de sa réussite. Cette histoire montre comment s’élaborent nos croyances et d’où elles tirent leur force. Tant que ça marche, on y croit. C’est ainsi que tous les jours, on monte dans la voiture, on se rend au travail. On ne peut pas imaginer que ça puisse marcher autrement.
Pour finir, voici la troisième histoire. Des scientifiques mettent 4 rats dans une cage. Ils séparent les rats de la nourriture par un bassin. Sur 4 rats, il y en a un qui se fait dépouiller de sa nourriture par les autres. Il y en a un qui devient l’esclave de l’autre, et le quatrième va chercher sa nourriture de façon autonome, sans se soucier des autres. Quand les scientifiques les ont disséqués pour les analyser, ils se sont aperçus que le plus stressé est celui qui avait un esclave. Ils ont procédé à la même expérience avec des rats dominants et le même scénario s’est reproduit : l’un se fait dépouiller, le second devient l’esclave du 3ème et le quatrième se débrouille tout seul. Il existe dans la nature des schèmes comportementaux auxquels il est difficile d’échapper.
Ses chats lui ont fourni l’occasion de faire une autre observation intéressante : le dominant arrive à la gamelle le premier et la vide. Le dominé est obligé de trouver sa nourriture ailleurs : c’est lui qui va voler le poisson sur le fumoir ou attraper des lézards ou des oiseaux. Le jour où il n’y a plus rien dans la gamelle, le dominant aura bien se pavaner autour de la gamelle, il ne trouvera rien à manger, tandis que l’autre aura vite fait de s’adapter. On peut en tirer la conclusion suivante : les dominants sont plutôt conservateurs, et s’il y a une évolution, elle ne peut venir que des dominés et des exclus.
Il vit en marge d’une tribu, ce qui lui permet de suivre l’évolution des mentalités. En visitant son jardin, une vieille lui dit un jour : « Damien, c’est joli tes citrouilles, il faut amener au marché pour vendre ». Il lui répondit horrifié : « Les citrouilles, c’est mon mangé, l’argent ne se mange pas ». Aux kanaks qui viennent parfois boire un café en faisant un coup de pêche et qui lui disent : « Tu es plus kanak que les kanaks, il leur répond : « C’est vous qui êtes des néozoreilles. Kanaky, c’est fini, maintenant avec les Accords de Nouméa, vous êtes en train en train de construire la Néozoreilly ». Les vieux se plaignent qu’il n’y a plus de coutume, qu’il n’y a plus de respect, que les jeunes ne pensent qu’aux voitures et à l’argent. C’est normal, ils recherchent ce qu’ils n’ont pas, mais il se pourrait bien qu’un jour, il y ait un retour de balancier.
Ce qui l’intéresse, c’est comment nous humains construisons notre réalité. Avec Chantal, son amie, il a décidé de bâtir une case traditionnelle. Ils se sont rendus dans la forêt, ont choisi un arbre pour en faire le poteau central. Après quelques paroles d’excuse à l’arbre et une coutume à la forêt, ils ont coupé l’arbre. Ils l’ont taillé à l’herminette, amené au tire- fort, puis dressé en terre kanak. Ils ont cherché des gaulettes, les ont assemblées avec des lianes rouges, arraché la paille qu’ils ont liée en bottes et ils ont couvert le toit à la manière des anciens. Ils ont installé un chapeau, qui laisse passer la fumée. Le travail a duré 2 ans. Beaucoup de gens sont venus la visiter et ont été surpris de ne pas y trouver un clou. Un vieux qui passait là a affirmé que cette case est un véritable défi, qui pousse au respect.
Un jour, il faisait beau comme dans un rêve. La mer était calme et comme d’habitude, il s’est rendu avec sa brouette dans la cocoteraie pour y ramasser des cocos germés pour ses poules. Brusquement il a heurté un coco avec sa brouette et s’est coupé le genou. Il a été tellement surpris qu’il s’est mis à interpeller la mort en ces termes : « Eh ! toi, Qu’est-ce que tu me veux ? Si tu y tiens, vas-y prends-moi ». Il lui a présenté sa poitrine et a attendu. Rien ne s’est passé et il a répété : « Alors, vas-y, frappe, c’est pas en tapant un petit coup comme ça que tu réussiras à m’abattre ! » Et en écoutant bien, il a entendu son cœur battre et une petite voix lui dire : « Ces petits coups, dans la poitrine, il y a longtemps que je te les donne, avant même que tu en aies pris conscience. »
Son mode de vie lui laisse du temps pour lire et il lit tout ce qui lui passe entre les mains, des romans aux livres scientifiques, des livres techniques sur l’apiculture, la culture de la vanille ou le yoga, qui lui permettent de progresser dans la vie de tous les jours. Ses ouvrages de prédilection sont : « Le prophète » de Kalil Chibran et « Le retour aux sources » de Lanza del Vasto. Il a lu la Bible, pour mieux comprendre les fondements de notre société, mais il préfère lire des livres sur le yoga qu’il considère plus concrets. Ils lui indiquent comment placer son corps, ménager sa respiration, se concentrer sur une tâche. Le matin, il pratique le Hâta Yoga, le yoga du corps qui est l’union entre le soleil et la lune, le chaud et le froid, ce qui active le métabolisme et ce qui le ralentit, l’individu et Dieu. Il pratique une prière intégrale où l’ensemble du corps participe, et le soir, sur sa natte à côté du feu, il s’adonne à la méditation qui est pour lui une façon « d’apprivoiser la mort en pleine conscience ».
Le bien et le mal, il n’y croit pas. Ce sont des notions sociales, qui dépendent des époques et des modes. Même le légal et l’illégal, qui sont pourtant extrêmement codifiés sont aléatoires, puisque certains sont notoirement au-dessus des lois. L’amour universel lui paraît être une utopie. Les sentiments sont comme une respiration : plus on aime quelqu’un, plus on va haïr cette même personne ou une autre. Les pensées sont comme une respiration. Elles viennent puis nous quittent, un autre les capte. Elles sont dans l’air du temps et n’appartiennent à personne.
S’il avait à refaire sa vie, il ferait probablement des choix assez semblables. Il donnerait plus de pente aux toits en feuilles de cocotiers…Quoiqu’il en soit, il préfère rester le soir, à faire sa médiation, à essayer de percevoir l’au-delà en arrêtant tout doucement de penser, parce que dans la nature qui l’entoure, il y a une telle logique intrinsèque, qu’il n’y a pas à penser. Demain, il reprendra sa brouette, donnera à manger à ses bêtes, ira à la pêche et s’occupera un peu de son jardin…
Après avoir passé une nuit dans les limbes éthérés du kava, au fond d’une case, à refaire le monde, nous avons aperçu les premiers rayons du soleil filtrer à travers la porte en feuilles de cocotier tressées. Nous nous sommes levés, nous avons bu notre café. Je songeais au retour à « la civilisation ». Qui n’a pas un jour rêvé d’être Robinson ? Qui n’a pas eu envie de tout plaquer pour aller élever des chèvres dans une ferme isolée ? Damien a eu une enfance et un parcours presque conventionnels, mais un jour, il a franchi le pas. Peut-être parce qu’il porte un regard lucide et sans complaisance sur le monde des adultes. Peut-être parce qu’il a su garder en éveil, la part d’enfant qui sommeille en chacun de nous. Peut-être parce qu’il a eu assez de courage pour mobiliser son énergie d’adulte afin de mettre en accord sa vie avec ses pensées.
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